Placebo - Fuck You
L'atmosphère était lourde. Toute la journée, le ciel s'était montré menaçant, mais Kazuki savait que l'orage n'éclaterait que dans quelques jours. Etendu sur le dos, sur le lit rudimentaire qu'il avait aménagé dans sa piaule, il poussa un soupir qui lui arracha une grimace de douleur.
" Merde. " lâcha-t-il.
Il se redressa avec difficulté, prenant appui contre le mur attenant, avant de rejoindre la petite salle de bain qui jouxtait la pièce principale. Il avait aménagé cet endroit dans ce qu'il restait d'un petit appartement au premier étage d'un immeuble de Kichijoji, au dessus de ce qui fut autrefois une salle de concert miteuse. Si ce n'était guère luxueux, cela lui suffisait amplement pour le peu de temps qu'il y passait. En effet, il avait pour habitude de passer le plus clair de son temps dehors, au café, à l'Ephémère, ou encore chez l'une de ses conquêtes - et elles étaient nombreuses ! Nombreuses, et... pas toujours recommandables.
*
Ainsi, il se tenait à présent debout, appuyé contre le lavabo, profitant un instant de la fraîcheur de la céramique blanche. Jetant un regard à son reflet dans le miroir en face de lui, il s'examina d'un oeil critique. Tssk. Il allait falloir des semaines pour que tout ça disparaisse. Un hématome violacé s'étalait en effet sur sa pommette droite, et sa lèvre inférieure était fendue par endroits. Le coup qu'il avait reçu dans les côtes rendait sa respiration laborieuse - restait à espérer qu'il n'avait rien de casser. Sur ses bras, d'autres marques, stigmates d'une soirée plus mouvementée qu'il ne l'avait escompté. Il avait mal choisit sa conquête, ce soir-là ; l'homme avait visiblement l'alcool violent. Ce n'était certes pas la première fois qu'il se prenait des coups ; après tout, son mode de vie comprenait certains risques qu'il ne pouvait éviter. Cependant, cette fois-ci, il aurait besoin de soins, sans quoi il était parti pour rester alité un certain temps, ce qui ne l'enchantait guère. Il pensa aussitôt à Jan. Il se souvenait qu'un jour, le gamin lui avait parlé d'une fille de Shibuya qui faisait des onguents ; aussi y avait-il de fortes chances pour qu'il puisse l'aider.
Il lâcha un nouveau soupir, avant de retourner dans la chambre, où il empoigna son manteau.
*
Il lui fallut un certain temps pour rejoindre le quartier des enfants, et ce même s'il disposait d'une voiture. En effet, les décombres - autant que l'obscurité - rendaient la circulation difficile, d'autant que peu de véhicules fonctionnaient encore, et la population restante n'avait guère pris soin de déblayer les routes.
S'étant extirpé de la voiture, il y pris appui, avant de s'allumer une cigarette, réprimant une grimace de douleur. Il embrassa les environs d'un regard, laissant ses yeux errer parmi les buildings en partie effondrés. Bientôt, ils seraient là. Il ne les voyait pas, mais il savait qu'ils l'observaient, cherchant à savoir s'ils avaient à faire à un ami, ou à un ennemi. Et ils apparaîtraient d'un instant à l'autre ; aussi, patient, Kazuki attendit.
" Qu'est ce que tu fous ici ? " fit une voix enfantine à quelques pas de lui.
Surgie de nul part, une gamine vint se planter devant lui, les mains serrées sur une barre de métal à l'allure menaçante. Ses cheveux en bataille retenus en une couette désordonnée sur le côté du crâne, abordant un tee-shirt trop grand pour elle sur un vieux short élimé, elle avait l'allure typique des gamins qui savent se battre, et ce malgré son aspect filiforme. Si elle n'avait guère plus de 12 ou 13 ans, il était certain, à la simple vue de son regard, qu'un seul mot de travers lui vaudrait bien plus que quelques bleus.
" Je suis venu voir Jan. " répondit-il calmement.
Surtout, ne rien laisser paraître de sa faiblesse : si les choses tournaient mal, il fallait à tout prix que la fillette hésite, afin qu'il ait le temps de s'enfuir. Cependant, il espérait surtout que Jan fasse son entrée le plus vite possible.
La gamine plissa les yeux. Elle avait visiblement du mal à croire que Jan fréquente un adulte de "l'extérieur", et Kaz comprenait que cette idée lui parusse étrange. Resserrant sa prise sur son arme de fortune, elle sembla hésiter, comme s'apprêtant à dire quelque chose.
" Tu... "" Attends ! " fit une voix.
" Je le connais. C'est un pote de Jan, il a le droit de rentrer, lui. "Celui-là avait 14 ans, peut-être 15, et sa voix laissait clairement comprendre que, s'il n'avait pas l'intention de l'arrêter, il n'approuvait guère le choix de Jan. Ses cheveux trop longs tombaient devant des yeux fins, et le petit couteau qu'il abordait à la ceinture de son jean, seul vêtement qu'il portait, semblait presque aussi menaçant que la barre de fer de la fillette.
" Il est là-bas. " ajouta-t-il à l'adresse de Kazuki, indiquant du menton l'imposante tour de Shibuya 109. " Jan. Il est dans le hall, je crois. "
Sur ces mots, lancé du ton le plus neutre qu'il avait pu employer, il fit demi-tour, intimant à la gamine de le suivre, d'un geste de la main. Croisant son regard, Kazuki inclina brièvement la tête, pour le remercier.
Ces enfants, il les admirait. Certains leur trouvaient un aspect pitoyable, mais Kaz ne pouvait qu'envier leur détermination, et la capacité qu'ils avaient eu à s'adapter à leur nouvel environnement, après la tempête.
Jetant un regard à sa voiture, il poussa un soupire. En effet, il n'était pas certain de la retrouver à son retour : les enfants considéraient comme leur propriété tout ce qui se trouvait à l'intérieur de leur périmètre. Tant pis. Du pas le plus assuré qu'il put, il se dirigea vers le Refuge.
Quelques instants plus tard, Jan se tenait devant lui. Se fendant d'un large sourire, il franchit le pas qui les séparaient et, mû par ce reflex qui ne le quittait pas, l'entoura de ses bras.
" Tu m'as manqué. " lui dit-il d'un ton sincère, avec un sourire doux.
Son visage redevint sérieux, tandis qu'il enchaînait :
" J'ai besoin d'un coup de main, Jan. "*
A présent, il se trouvait devant une porte close, non loin du dortoir principal de la Tour. A cette heure-ci, les couloir étaient pratiquement déserts : les seuls enfants encore debout étaient les patrouilles, telles que le duo qu'il avait croisé en arrivant. Il poussa un soupir, avant de frapper trois coups secs sur le battant.
Un temps.
" Entrez, je me réveille et je suis à vous..." déclara une voix féminine depuis l'intérieur.
Il l'avait réveillée ? Galant, il nota mentalement qu'il ne faudrait pas manquer de s'excuser. Après tout, elle était, d'après les dires de Jan, celle qui veillait sur les plus jeunes, et Kazuki se doutait que cette tâche devait se révéler éreintante.
La porte s'ouvrit rapidement, dévoilant la jeune fille... Au sens propre du terme. Kazuki haussa un sourcil en découvrant Eiko - c'est le nom que Jan avait prononcé - vêtue en tout et pour tout d'un short et d'un soutient-gorge. Pas que Kaz soit particulièrement impressionnable, mais il devait avouer qu'il ne s'était guère attendu à un tel accueil.
" Hum... Bonsoir. " salua-t-il, un sourire dans la voix.
" J'avais besoin de vos services, mais... je dérange peut-être ? "Il jeta un bref coup d'oeil à la pièce derrière elle avant de reporter son attention sur son occupante. Pas très grande, sans pour autant être minuscule, elle abordait une longue chevelure d'un noir de jais qui offrait un contraste saisissant avec la pâleur de son teint. Sa silhouette était fine sans pour autant être enfantine, et ses yeux, immenses, semblaient chargés du poids des responsabilités qui pesaient sur elle.
Décidant d'aller droit au but, il enchaîna :
" J'ai besoin de soins. " annonça-t-il de but en blanc.
" Jan m'a dit que vous pourriez m'aider. "Sur ce, il releva sa manche, laissant apparaître les stigmates de sa soirée. Même si, au vu de son visage, elle avait déjà dû comprendre que c'était des coups qu'elle allait avoir à soigner.